L’impuissance apprise, ou « impuissance acquise », ou encore « résignation acquise » est, si nous nous référons à la définition de Wikipédia (1), un sentiment d’impuissance permanente et générale qui résulte du vécu d’un animal. Ce sentiment est provoqué par le fait d’être plongé, de façon durable ou répétée, dans des situations sur lesquelles l’individu ne peut agir et auxquelles il ne peut échapper.
Explorons un peu plus ce concept de neuroscience, valable chez les humains comme chez les animaux, en commençant par le début : sa découverte et son expérimentation !
L’expérience de Seligman ou la conceptualisation de l’impuissance apprise
Le paradigme de l’impuissance apprise a été proposé et conceptualisé scientifiquement dans années 1970 par plusieurs psychologues, notamment Martin Seligman (2), professeur en psychologie expérimentale aux Etats-Unis (3). Ce scientifique et son équipe ont découvert ce phénomène en étudiant la réaction de chiens exposés à des chocs électriques.
Deux groupes de chiens vont subir des électrisations dans des cages. Un groupe a la possibilité de les éviter contrairement au deuxième, qui va les subir de manière totalement impuissante à les éviter.
Soumis à ces formes de maltraitance, ces pauvres chiens intègrent que leurs réactions (cris, appels, etc…) et leurs actions ne servent à rien et ne provoquent aucune réponse de la part des humains. Ils se prostrent et ne tentent même pas de s’évader lorsque la porte s’ouvre. La résignation s’est ainsi imprimée dans leurs cerveaux, conduisant ces animaux à renoncer à toutes tentatives de défense ou de libération.
Les travaux de Seligman, développés durant la guerre froide, seront présentés au sein du programme militaire de SERE (Survival, Evasion, Resistance and Escape) dans le but d’enseigner aux soldats la résistance à la torture. Mais ils seront aussi utilisés par la CIA dans les prisons pour développer des techniques d’interrogatoire renforcées, et susciter ainsi « la coopération inconditionnelle d’un prisonnier en lui inculquant le message inconscient « resistance is futile » (la résistance est futile) (4) « Plus nous avons fait l’expérience d’une situation incontrôlable, plus nous aurons tendance à ne pouvoir contrôler une situation future si elle nous semble comparable » (4).
L’impuissance acquise est donc un état psychologique dans lequel un individu, humain ou animal, fait l’expérience de l’absence de sa maîtrise sur les événements négatifs survenant dans son environnement.
L’exemple des éléphants en Thaïlande
Pour éviter qu’ils ne s’échappent, les éléphanteaux de Thaïlande ou du nord de l’Inde sont attachés par une patte, dès leur naissance, à un piquet de bois ou à un arbre. Si, au début, ils luttent de toutes leurs forces pour s’échapper et retrouver leur liberté, après quelques semaines de tentatives, ils se résignent et acceptent leur entrave… Tant et si bien que devenus adultes, ayant toutes les capacités physiques pour se libérer de leurs chaines ou de leurs cordes, ils ne le font pas.
Ils ont intériorisé le fait d’être enchainés : ils sont dits prisonniers de leur croyance et de leur habitude alors même que plus rien ne les relie à un piquet ou à un arbre. Ils adoptent une attitude docile, résignée et passive.
Les éléphants ont internalisé leur piquet et leurs chaines, tout comme les chiens de Seligman ont internalisé leurs cages. Ainsi, on peut créer une prison psychologique dans la tête d’un individu, qu’il soit animal ou humain.
Des éléphants à nos chats ; il y a-t-il un Seligman en chacun de nous ?
Mais quel rapport me direz-vous avec nos félins adorés, chouchoutés, bichonnés ? Jamais, ô grand jamais nous ne les attachons à un piquet, ni ne les soumettons à des chocs électriques ! Nous sommes bien loin de ce type de maltraitances et je vous répondrai : « Ouf ! Oui ! Enfin, presque, car les violences physiques faites aux animaux existent, mais la plupart du temps, oui et heu-reu-se-ment ».
Et pourtant, et sans vouloir culpabiliser personne, soyons vigilants : ce concept d’impuissance apprise n’est pas seulement valable et observable dans des milieux particuliers, des situations précises, avec des individus malveillants et lors d’interactions sciemment négatives. Certains de nos comportements à leur égard, de nos habitudes et de nos croyances, peuvent générer une forme d’impuissance acquise chez eux, à un degré certes plus subtil, mais pour autant présent.
Par exemple, le chat que l’on qualifie de « véritable crème », que l’on porte à loisir, que l’on câline de force, sans prendre la peine de décrypter un quelconque signe de stress ou d’inconfort et qui « ne dit rien », « qui adore même » certifie-t-on, est-il vraiment consentant ? Y prend-il du plaisir ? En a-t-il envie ? A ce moment-là ? Était-il disponible ou plutôt occupé à d’autres activités comme dormir ou observer son environnement ?
Pourquoi, alors, ne fait-il pas savoir son mécontentement ? Peut-être l’a-t-il fait par le passé ? Peut-être a-t-il envoyé des signaux à son humain pour que celui stoppe le contact physique ? Et peut-être a-t-il compris que rien n’y ferait et que l’interaction entamée par son humain et choisie de manière unilatérale est un mauvais moment à passer… Attention, je ne dis pas que tous les chats détestent être portés, caressés, câlinés mais, je pense que nous devrions être plus vigilants et observateurs, respectueux des besoins de nos félins et ne pas réduire notre animal de compagnie à un objet utile à nos plaisirs égotiques en pensant que c’est réciproque.
Il y a aussi le chat qui se fait soulever, malaxer, taper, tirer les poils, la queue ou les moustaches par des enfants sans sourciller : « Il a compris qu’il n’a pas le droit de faire mal aux enfants », « il a saisi qu’un enfant est sans défense et fragile et qu’il doit faire attention ». Permettez-moi d’avoir une autre idée de ce que le chat a vraiment intégré… Ne serait-ce pas plutôt un renoncement à réagir face à ce stimulus douloureux pour lui ? Ce chat n’attend-t-il pas, tout simplement, que le déclencheur de cette interaction traumatique, disparaisse. Mais c’est un chat « gentil », « bien éduqué », « il sait ». Ce qu’a appris ce chat, c’est plutôt à devenir passif face à l’humain, à se sentir déjà impuissant auprès à ce petit d’homme, puisque leur envoyer des signaux ou même les menacer ne sert à rien. A la répétition des échecs face à plusieurs tentatives de communication fait place le découragement et la résignation : c’est de l’impuissance apprise.
Et d’ailleurs, n’a-t-il pas raison de ne pas réagir ? Ne sait-il pas, d'instinct et même parfois par expérience, que contrarier l’humain et montrer sa désapprobation serait plus préjudiciable encore pour lui ? Les phrases du type « il a intérêt à ne pas mordre/griffer/cracher/feuler/toucher, sinon gare ! » planent souvent dans l'atmosphère... Mais feuler, griffer, mordre, cracher sont des modes de communication félines : par ces biais, le chat sollicite une distanciation.
Ne serait-il pas plus intéressant, pour l’enfant, d’intégrer, par un accompagnement bienveillant des adultes qui l’entourent et l’éduquent, qu’il peut, lui, présenter un danger pour l’animal, qu’il peut faire mal, qu’il n’est pas tout puissant, qu’il doit respecter l’intégrité physique de son compagnon à poils et que ce dernier n’est ni un jouet ni une peluche ? Apprendre à respecter les animaux, c’est aussi apprendre à respecter son futur petit camarade d’école, sa maîtresse, son prochain. C’est aussi comprendre que s’il ne peut ni toucher ni manipuler un autre être vivant sans respect ni accord, l’autre ne peut le faire vis-à-vis de lui et que son intégrité physique et morale lui appartient pleinement.
Sur les réseaux sociaux, pour plus de likes ou de vues, pour un semblant de reconnaissance, on observe beaucoup de chats filmés dans des situations inconfortables, qu’on oblige à dormir ici, à se poser la, à porter tel déguisement.
Figés, résignés, ils subissent car ils savent qu’ils peuvent déployer tous les efforts possibles, ils n’échapperont pas à la mise en scène minutieusement orchestrée et filmée pour divertir et amuser la galerie. C’est de la maltraitance, elle aussi déguisée…
Les cris, les punitions, le fait de prendre un chat par le cou, de le bousculer, le repousser : toutes ces petites ou grandes violences du quotidien, qu’elles soient physiques ou psychiques, conditionnent l’animal à l’acceptation de la douleur et au renoncement à lutter.
Si dans certains cas, la punition ou les comportements menaçants de l’humain provoquent des réponses agressives chez l’animal (il serait bien plus juste de qualifier ces réponses de défensives), il se peut aussi, selon son histoire, ses expériences, son caractère et sa sensibilité, qu’il s’inhibe complétement pour ne faire que subir la situation. Les méthodes et outils coercitifs se basent sur ce concept d’impuissance apprise ; nous obtenons la « coopération inconditionnelle » de l’animal puisqu’il n’a pas d’autre choix.
L’impact de l’impuissance apprise
Sachez que l’impuissance apprise se rapproche de l’état de dépression émotionnelle grave, qu’elle augmente l’anxiété psychologique post traumatique des sujets qui sont touchés, qu’elle est corrélée aux souffrances physiques et peut affaiblir le système immunitaire.
Les expériences traumatiques réduisent la motivation à répondre et interdisent de nouvelles réponses : c’est un facteur très fort de stress et d’apathie. Penser que nos efforts sont inutiles et que l’on n’a aucun contrôle sur notre environnement et sur certaines situations diminue fortement, voir supprime la motivation à agir et accroît l’émergence d’émotions douloureuses.
Au-delà des impacts physiques et psychologiques énoncés, la sphère sociale peut aussi être impactée. Le lien qui se construit alors entre l’animal et l’humain est une relation de crainte et de suspicion puisque l’animal n’a aucune raison de faire confiance et d’être en confiance, bien au contraire.
Il aura aussi intégré que sa communication est défaillante (puisqu’elle n’atteint pas le but escompté) et que ces compétentes relationnelles sont inefficaces : c’est donc un chat qui communiquera moins et même peut être plus du tout, avec l’humain mais aussi avec ses congénères et avec d’autres animaux. Ne plus communiquer, ne plus interagir, c’est risquer à un moment d’exploser et d’arriver à des situations dramatiques, pour l’animal comme pour son entourage.
De l’impuissance acquise à la psychologie positive
Par méconnaissance (des besoins et des comportements félins) ou par conditionnement (« on a toujours fait comme ça ! »), nous n’avons pas forcement conscience de ce que nous imposons à nos animaux, et de la capacité d’adaptation et d’abnégation que cela leur demande.
Ce qui initie l’impuissance acquise chez un individu, c’est le sentiment diffus de ne pas contrôler son environnement et de penser que ses actions sont infructueuses et inutiles.
Si Seligman est connu pour sa théorie de l’impuissance acquise, ce qui lui vaut actuellement sa renommée sont ses travaux dignes d’intérêt portant sur la psychologie positive ou l’optimisme appris. Plutôt que de se concentrer sur les troubles et les pathologies psychologiques, la psychologie dite positive vise à étudier et à promouvoir les qualités qui contribuent au bien-être et à l’épanouissement personnel. « La psychologie positive est l’étude de ce qui rend la vie digne d’intérêt » souligne celui-ci.
Alors, rendons la vie à nos côtés digne d’intérêt pour nos chats ! Soyons attentifs à leurs besoins propres, observons-les afin de capter leurs signaux de communication et offrons-leur des choix : le choix d’être touché, le choix d’être en interaction, le choix d’investir et de profiter de différentes ressources dans l’environnement proposé.
Lorsque nous sommes dans l’échange, demandons-nous si nous sommes dans la coopération, si nous lui imposons nos désirs ? Nos exigences ? Ou est-ce qu’une alternative lui est proposée ? Lui laissons-nous le choix ? Respectons-nous ses besoins ? Ses envies ? Ses modes de communication propres ?
Un chat qui aura le choix, à qui on proposera des alternatives et dont la nature sera respectée deviendra un chat à l’aise dans ses pattes et bien dans sa fourrure : certes moins docile qu’un chat abreuvé d’impuissance acquise mais certainement bien plus épanoui.
(3) M E P Seligman, "Learned Helplessness", Annual Review of Medicine, vol. 23, no 1, février 1972
(4) Idriss Aberkane, "Libérez votre cerveau ! : traité de neurosagesse pour changer l'école et la société", Paris, Robert Laffont, 2016